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alain de benoist - Page 112

  • Une alternance, mais pas d'alternative...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Polémia et initialement publié sur Agoravox, dans lequel l'auteur de Mémoire vive (Editions de Fallois, 2012) répond à différentes questions de Paul Moffen sur l'actualité politique...

    alain de benoist, paul moffen, gauche, droite, politique

     

    « Les partis politiques, quels qu'ils soient, sont par nature allergiques aux idées »

    A quoi attribuez-vous la défaite de Nicolas Sarkozy à la présidentielle de 2012 ?

    Je pense qu’on l’avait tout simplement trop vu. La vulgarité du personnage, sa façon de vouloir tout faire, d’être partout, d’intervenir sur tout, avaient suscité dans l’opinion une sorte d’overdose. D’où la chute de popularité sans précédent qu’il a connue dans la seconde partie de son quinquennat. Cela dit, il y a aussi des raisons plus sérieuses, sinon plus ponctuelles. Sarkozy a déçu son électorat de droite sans parvenir à séduire la gauche. Il avait proposé de « travailler plus pour gagner plus », mais ceux qui ont travaillé plus ont finalement gagné moins. Insécurité grandissante, baisse du pouvoir d’achat, précarisation de l’emploi, multiplication des délocalisations : les gens ont constaté que rien ne s’est amélioré dans leur vie quotidienne. Ils ont réagi en conséquence. C’est ce qui a donné à leur vote l’allure d’un plébiscite pro ou anti-Sarkozy.

    Faut-il tenir Patrick Buisson – l’ancien conseiller spécial du président sortant – pour responsable du fiasco ? La stratégie de droitisation. Orientation fortement remise en cause par des caciques de l’UMP.

    Je ne le crois pas un instant, tout au contraire. Si Sarkozy a pu passer de 27 % des voix au premier tour à plus de 48 % au second, ce qui représente une progression considérable, c’est bien parce qu’il a verbalement infléchi son discours à droite entre les deux tours. S’il ne l’avait pas fait, il n’aurait pas dépassé 35 %. Les caciques de l’UMP qui se refusent à le reconnaître sont des gens qui s’imaginent qu’on peut séduire la droite en lui tenant un discours centriste, ou qu’un discours plus recentré aurait permis à Sarkozy d’obtenir un plus grand nombre de voix d’électeurs de gauche. Cela aurait pu être vrai s’il avait eu à affronter Mélenchon au second tour, pas François Hollande que personne ne pouvait considérer comme un extrémiste (comme en témoigne le ralliement de François Bayrou).

    Qu’est-ce que le sarkozysme ? Une idéologie ? Un style de présidence ? Une façon de voir le monde ?

    Rien de tout cela, pour la bonne raison que le « sarkozysme » n’existe pas. Il y a simplement eu un moment Sarkozy dans l’histoire de la Ve République. Ce moment s’est caractérisé par la mise en œuvre d’une sorte de libéralisme autoritaire, par une désacralisation accélérée de la fonction de chef de l’Etat, par une pratique sociale au service des plus riches, par un alignement de fait sur la politique des Etats-Unis d’Amérique, par le règne du paraître et le pouvoir des mots.

    Quel bilan faites-vous du mandat de l’ancien chef d’Etat ? Et y a-t-il des choses positives ? Jean d’Ormesson dans une interview accordée au Figaro Magazine (1) pense que dans quelques années, on se rendra compte qu’il était un grand président. Qu’on l’a mal jugé !

    Aucun régime n’est jamais totalement bon ni totalement mauvais. Mais c’est le bilan général qui compte. Je le trouve pour ma part détestable. Avec Sarkozy, nous avons assisté à la liquidation d’un certain nombre d’acquis sociaux hérités de plus d’un siècle de luttes sociales, à une désindustrialisation grandissante, à une perte d’indépendance dont la piteuse réintégration du commandement intégré de l’Otan a été le point d’orgue, à un engagement militaire dans des guerres qui ne nous concernent en rien (Afghanistan) ou des opérations militaires totalement dépourvues de sens (Lybie). Face à la crise financière mondiale, Sarkozy a déplacé beaucoup d’air, mais n’a rien réglé sur le fond. Le sentiment de Jean d’Ormesson, qui s’y entend en politique à peu près comme moi en mathématiques supérieures, a le mérite du pittoresque, mais je crois qu’il rêve debout. Sarkozy me semble plutôt appelé à connaître le sort de ces présentateurs de télévision qu’on voit tous les soirs, mais auxquels personne ne pense plus dès qu’ils ont définitivement quitté l’écran. Il a abandonné le pouvoir il y a trois mois à peine, mais j’ai l’impression qu’on l’a déjà oublié.

    Nicolas Sarkozy était-il de droite ou à droite ?

    Pour répondre à cette question, il faudrait déjà savoir quel sens on donne au mot « droite », et si ce sens n’est pas aujourd’hui devenu obsolète.

    Quels thèmes auriez-vous souhaité que les politiques abordent pendant cette campagne ?

    J’aurais aimé les entendre parler de géopolitique mondiale, des causes profondes de la crise financière actuelle, de la guerre menée par les marchés financiers contre les Etats, de la mise en place d’un nouveau « Nomos de la Terre », s’interroger sur les finalités de la construction européenne ou sur les fondements de la logique du profit et de l’axiomatique de l’intérêt, discuter de la question des alliances et des rapports de force, évoquer l’Asie centrale et la crise du Proche-Orient, l’épuisement des ressources naturelles, etc.

    Pourquoi cette hémiplégie ?

    D’abord, parce que ce ne sont pas là des sujets qui passionnent les électeurs (ils ne réalisent pas en quoi cela les concerne). Ensuite, parce qu’on ne peut pas en traiter sans se référer à idées, et que les idées, c’est bien connu, divisent l’opinion alors que dans une élection présidentielle on cherche avant tout à rassembler. Enfin et surtout parce qu’aucun des candidats ne se situait dans une perspective de franche rupture par rapport à l’idéologie dominante. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’abstention progresse assez régulièrement : les gens comprennent bien que les élections permettent une alternance, mais ne fournissent pas d’alternative.

    La droite française est-elle en pleine crise idéologique, en « décomposition » comme le disent les politologues ? Ou bien s’agit-il d’une mauvaise passe ?

    Toutes les familles politiques, « de droite » comme « de gauche », sont aujourd’hui plongées dans une profonde crise d’identité dont les causes sont nombreuses. L’une de ces causes est le « recentrage » des discours et des programmes, qui donne l’impression (confirmée dans les sondages) qu’il n’y a plus de véritables différences entre la droite et la gauche. Les divers partis apparaissent de plus en plus comme interchangeables, ce qui explique la volatilité électorale : les gens votent pour un parti après l’autre de la même façon qu’ils « zappent » entre des chaînes de télévision. Comme le résultat est toujours plus ou moins le même, ils sont toujours plus déçus. Une autre cause est que le paysage politique actuel continue d’être structuré, surtout dans sa dimension parlementaire, par des références obsolètes. La preuve en est que tous les grands événements de ces quinze dernières années ont créé des clivages nouveaux, qui traversent en diagonale les familles existantes. Le clivage droite/gauche est né avec la modernité, il tend à disparaître avec elle. Quant à la « décomposition » des partis, elle va de pair avec une décomposition plus générale : disparition des repères, incapacité à transmettre, instauration d’un climat sub-chaotique, dé-liaison sociale généralisée.

    Vous avez beaucoup travaillé sur la droite, entre autres. Qu’est-ce qui la différencie aujourd’hui de ce qu’elle était, il y a dix ans, sous l’ère Chirac ?

    Je ne vois guère de différences. La droite se partage toujours entre une composante populaire plus ou moins nostalgique du gaullisme, une petite-bourgeoisie (les classes moyennes inférieures) qui louche vers le Front national, et une grosse bourgeoisie acquise au libéralisme et à la mondialisation. Tout ce que l’on peut dire, c’est que le libéralisme n’a cessé de monter en puissance à l’intérieur de la droite, fût-ce en se conjuguant avec une rhétorique populiste xénophobe qui n’appartient pourtant pas à son héritage historique.

    Le score de Marine Le Pen à la présidentielle, la montée en puissance de ses idées, augurent-t-il des jours sombres pour l’UMP ?

    En théorie, oui. Mais l’UMP reste une machine de guerre dotée de moyens matériels infiniment supérieurs à ceux du FN, qui souffre de surcroît d’un sérieux manque de cadres. La logique des choses voudrait que l’on assiste d’abord à une décomposition politique de la droite suivie d’une décomposition sociale de la gauche, ce qui aurait au moins le mérite de déblayer le paysage. Mais la logique est une chose, la réalité historique en est une autre. Beaucoup de choses dépendent en outre des circonstances extérieures, qui sont aujourd’hui plus incertaines que jamais. L’histoire des hommes est par définition imprévisible, et donc toujours ouverte.

    Vous venez de publier Mémoire vive (2). Une autobiographie dans laquelle vous parlez à cœur ouvert. Pourquoi cet ouvrage maintenant ? Un désir de faire le point sur votre vie et de mieux faire partager votre pensée à un public qui a beaucoup entendu parler de vous mais qui vous connaît peu, finalement !

    Je crois qu’à partir d’un certain âge, on devient toujours un peu chroniqueur de soi-même. On éprouve aussi le besoin de faire au moins un bilan d’étape. Mémoire vive est en fait un livre double. C’est d’un côté un livre strictement autobiographique, où je raconte des choses très personnelles dont je n’avais jamais eu auparavant l’occasion ni le désir de parler. De l’autre, c’est une tentative de reconstruction d’un itinéraire intellectuel, d’un « chemin de pensée » poursuivi depuis déjà un demi-siècle. Chemin faisant, j’évoque les événements et surtout les personnalités que j’ai eu l’occasion de connaître. Il ne s’agit nullement de « mieux faire partager ma pensée », mais seulement de donner à ceux qui me lisent la possibilité de mieux me connaître et à ceux qui ne m’ont pas lu une occasion, peut-être, de rompre avec quelques idées reçues.

    Que reste-il de La Nouvelle Droite en 2012 ? Et d’après vous, quelles sont les idées dans ce courant de pensée que l’UMP a intégrées ?

    Ce que les médias ont appelé à partir de 1979 « Nouvelle Droite » – étiquette dans laquelle je ne me suis jamais pleinement reconnu – a été une grande, belle et durable aventure de la pensée. Cette aventure s’est toujours tenue à l’écart des engagements politiques partisans, pour s’en tenir à un travail engagé dans le domaine des idées, de la culture, de la connaissance et du savoir. Elle se poursuit toujours, non seulement au travers de mon œuvre, mais par l’intermédiaire des revues (Eléments, Nouvelle Ecole, Krisis) dans lesquelles s’exprime cette école de pensée. Quelles sont les idées que l’UMP a intégrées ? Aucune, bien entendu. Je l’ai déjà dit : les partis politiques, quels qu’ils soient, sont par nature allergiques aux idées (ils préfèrent évoquer les « valeurs » dont ils se réclament, sans jamais dire desquelles il s’agit). C’est la raison pour laquelle on ne peut à la fois faire de la politique et prétendre être un intellectuel digne de ce nom. J’ajoute qu’il serait pour le moins paradoxal de voir un parti comme l’UMP mettre en cause la société de marché, dénoncer l’exploitation du travail vivant et la colonisation de l’imaginaire symbolique par les valeurs marchandes, l’arraisonnement généralisé de la planète par l’idéologie de la croissance et la logique du Capital, bref se réclamer d’une pensée critique qui contredit à angle droit ses intérêts de classe !

    Dans votre livre, vous dites que vous êtes « de droite et de gauche ». Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire et comment peut-on être des deux à la fois ?

    C’est d’abord une formule qui signifie que je suis indifférent aux étiquettes. Les étiquettes, c’est le paraître, le contenant, alors que seuls les contenus m’intéressent. Cela veut dire aussi qu’en tant qu’historien des idées, ce qui me paraît le plus nécessaire n’est pas tant d’identifier des « idées de droite » ou des « idées de gauche » que de distinguer les idées fausses des idées justes. Au cours des deux derniers siècles, de nombreuses thématiques sont d’ailleurs passées de droite à gauche, ou vice versa. C’est la raison pour laquelle mes auteurs de référence, que j’évoque longuement dans Mémoire vive, appartiennent à des familles politiques ou idéologiques extrêmement variées. Disons que c’est ma façon de voir le monde qui organise ces différentes influences dans un ensemble structuré que je crois cohérent.

    Quelles sont les idées qui à droite sont passées à gauche et vice-versa ?

    Le nationalisme, souvent classé à droite, est né à gauche à l’époque de la Révolution française, qui fut la première à considérer la nation comme une entité politique souveraine. Au XIXe siècle, l’idéologie coloniale fut essentiellement propagée par des hommes de gauche, comme Jules Ferry, tandis que la droite y était en général hostile ; au siècle suivant, ce fut le contraire. Le régionalisme et l’autonomisme se situaient plutôt à droite dans les années 1930, à gauche dans les années 1960. L’idéologie du progrès, associée à la philosophie des Lumières, a d’abord été combattue par la droite contre-révolutionnaire. Elle est aujourd’hui critiquée par la gauche écologiste, qui récuse le productivisme et les diktats de la techno-science. On pourrait donner bien d’autres exemples.

    Vous dites, page 49, qu’il y a « un conformisme de l’anticonformisme. » Pouvez-vous nous donner des exemples ?

    Le style « bobo » en est l’incarnation même. Le libéralisme sociétal (la « liberté des mœurs ») se donne volontiers pour anticonformiste, mais s’intègre pleinement dans un système économique dominant qui tire profit de la tendance des individus et des groupes à vouloir faire reconnaître n’importe quel désir comme une « norme ». La « libération sexuelle » des années 1960-1970 a surtout permis de créer un profitable marché du sexe. D’autres croient « violer des tabous » en s’en prenant à la famille, à la religion ou à l’armée, sans s’apercevoir qu’ils tirent sur des ambulances. Il y a longtemps que ce ne sont plus là des tabous ! Les mêmes prennent d’ailleurs bien soin de ne violer aucune des règles du politiquement correct actuel. Une autre manière de tomber dans le conformisme de l’anticonformisme est de s’engager contre le fascisme à une époque où le fascisme a disparu, ou contre le communisme à une époque où celui-ci s’est effondré. C’est à la fois rentable et sans aucun risque. Ces gens-là n’ont pas la moindre idée du moment historique où ils vivent. Ils cheminent dans l’existence en regardant dans leur rétroviseur, ils croient pouvoir livrer des guerres qui sont déjà terminées. Ils n’ont pas compris que l’époque postmoderne, qui est celle du capitalisme absolu, est à la fois post-fasciste et post-communisme, post-bourgeoise et post-prolétarienne.

    Vous avez déclaré à plusieurs reprises que les valeurs du capitalisme sont plus un danger pour la civilisation occidentale que l’islamisme radical. Que l’impérialisme fait plus de dégâts que l’extrémisme musulman. Pourriez-vous développer ce point qui va à l’encontre des idées reçues ? Quels sont vos critères dans cette analyse ?

    Je viens de le dire, nous vivons à l’époque du capitalisme absolu, qui est bien différent de l’ancien capitalisme marchand ou industriel. Le vieux capitalisme avait encore un ancrage territorial, tandis que le capitalisme actuel est entièrement déterritorialisé. C’est la raison pour laquelle son alliance avec les classes moyennes a pris fin. L’essence du capitalisme réside dans son illimitation (le Gestell dont parle Heidegger), dans cette forme d’hybris qui le porte à la suraccumulation du capital et qui explique son déploiement planétaire dans un monde qu’il rêve de transformer de part en part en marché homogène. Comme Marx l’avait bien vu, tout ce qui risque d’entraver cette perpétuelle fuite en avant (cultures différenciées, valeurs partagées, etc.) devient un obstacle à supprimer. Toutes les valeurs sont rabattues sur la valeur d’échange, ce qui revient à dire que rien n’a plus de valeur, mais que tout a un prix. L’Homo œconomicus est posé comme un être qui se réduit à sa fonction de producteur-consommateur et ne cherche dans la vie qu’à maximiser de manière égoïste son meilleur intérêt personnel. Tout cela me paraît en effet plus grave que l’« extrémisme musulman » car cela met en cause, non pas du tout seulement la « civilisation occidentale », qui n’est pas mon souci prioritaire, mais les modalités mêmes de la présence humaine au monde. Quant à l’« extrémisme musulman », qui n’est qu’un extrémisme politique sous habillage religieux, il faudrait encore savoir comment on le définit et surtout quelles en sont les causes.

    Faut-il intervenir en Syrie comme le demande l’ONU ? Certains, comme Richard Labévière (3) disent que la situation est complexe. Que les médias occidentaux diabolisent le régime de Bachar Al Asaad et que des forces extérieures cherchent à démanteler le pays. Etes-vous d’accord avec lui ? En d’autres termes, à qui profite le crime ?

    La première condition pour ramener le paix en Syrie consisterait, non pas à y intervenir, mais à cesser d’y intervenir, afin de laisser les Syriens décider par eux-mêmes de leur sort. Il y a maintenant des années que les puissances occidentales font tout pour déstabiliser la Syrie dans le cadre d’un programme de balkanisation du Proche-Orient, dont on a déjà vu les résultats en Irak et en Libye. Il s’agit toujours de diviser pour régner. En Syrie, la rébellion a dès le début été soutenue, financée et armée par l’Arabie Saoudite et le Qatar, appuyés par la France, l’Angleterre et les Etats-Unis. Parmi ceux qui combattent dans ses rangs, on trouve un grand nombre de « djihadistes » étrangers. Les médias occidentaux, auxquels le prétendu « printemps arabe » n’a pas servi de leçon, cherchent à faire croire que le conflit oppose un dictateur à des foules désireuses d’instaurer la démocratie et la paix. C’est être aveugle sur la réalité des choses. La fin du régime alaouite en Syrie donnerait le signal du massacre des chrétiens et se traduirait par la montée en puissance de ces mêmes extrémistes musulmans dont vous parliez à l’instant. La Chine et la Russie l’ont bien compris. Ils n’ont pas oublié que, depuis l’époque de la guerre froide, les Etats-Unis ont toujours soutenu les régimes islamistes contre les mouvements laïques du monde arabe. Reste à savoir si Israël veut voir les Frères musulmans s’installer sur sa frontière nord, après avoir déjà pris le pouvoir en Egypte.

    Vous ne niez pas les exactions commises par le régime et le clan Al Assad !

    Dans une guerre civile, il n’y a pas de partie innocente. Le gouvernement syrien combat la rébellion avec une grande brutalité. Les rebelles multiplient eux aussi les massacres et les exécutions sommaires ; les médias occidentaux oublient simplement d’en parler. Les Américains dénoncent Bachar Al Assad, qui est incontestablement un dictateur, mais ils s’accommodaient très bien de Moubarak en Egypte ou de Ben Ali en Tunisie, qui étaient leurs alliés. C’est aussi la raison pour laquelle ils ferment les yeux sur l’application de la sharia en Arabie Saoudite.

    On s’est peu attardé sur la disparition du philosophe Roger Garaudy. Que retenez-vous de son œuvre et comment expliquez-vous ce service minimum ?

    Ce service minimum s’explique apparemment par les polémiques auxquelles il a été mêlé à la fin de sa vie, et notamment à ses prises de position violemment « antisionistes ». Du coup, on a oublié son œuvre philosophique, qui n’est pourtant pas mince. Pendant des décennies, Garaudy a été le principal intellectuel du parti communiste français. Ancien déporté dans un camp d’internement de Vichy en Afrique du Nord, élu après la guerre député, puis sénateur, il fut longtemps membre du comité central du PC, dont il ne fut exclu qu’en 1970. Il est mort quasi centenaire après avoir publié plus de 70 ouvrages. Son livre sur La théorie matérialiste de la connaissance (1953), ses travaux sur la morale marxiste (1963) ou la pensée de Hegel (1966) mériteraient sans doute d’être relus aujourd’hui.

    Qu’est-ce qui caractérise le plus notre époque, notre société ? Le spectacle, la diabolisation de certains intellectuels, la fin des idéologies, l’absence de débats ? Certains auteurs parlent de « liquéfaction » du corps social.

    Difficile de répondre de façon succincte à cette question. Nous sommes actuellement dans une époque de transition. Nous voyons se dissiper les contours de l’ancien monde, sans que se précise nettement celui qui vient. Je ne parlerais certainement pas de « fin des idéologies ». Le thème de la fin des idéologies, très à la mode il y a une trentaine d’années, ne vaut pas mieux que celui de la « fin de l’histoire » lancé par Francis Fukuyama. Toute société humaine a son idéologie dominante. Celle qui domine aujourd’hui est l’idéologie de la marchandise. La diabolisation de certains intellectuels, l’absence de vrais débats, sont surtout des phénomènes propres à la France. Quant à l’approche de la société en termes de spectacle et de consommation, qui remonte pour le moins au situationnisme, elle reste encore insuffisante pour décrire des évolutions plus récentes, comme la montée du technomorphisme dans la vie quotidienne (la dépendance à la télécommande et aux écrans), la féminisation de la vie sociale, la vogue des « victimes », la montée comme type humain de l’individu narcissique immature, la désinstitutionnalisation, la privatisation de la foi (la croyance religieuse n’est plus aujourd’hui qu’une opinion parmi d’autres), etc. La notion de « société liquide » proposée par Zygmunt Bauman me semble intéressante. Elle explique bien comment le transitoire, le changeant, l’éphémère, tend dans tous les domaines à remplacer ce qui, auparavant, paraissait à la fois durable et constant. Les sociétés occidentales actuelles relèvent d’une logique à la fois « maritime » et commerciale : tout y est affaire de flux et de reflux, de communautés et de réseaux.

    Que vous inspirent les nouveaux philosophes ? Gilles Deleuze parlait d’imposture à leur sujet. Il disait qu’il n’y avait aucune philosophie. Etes-vous de cet avis et qu’ont-ils apporté au débat d’idées ?

    Voilà une question qui nous ramène plus de trente ans en arrière ! Deleuze n’avait pas tort de parler d’imposture à propos des ex-nouveaux philosophes, dont la contribution proprement philosophique reste encore à identifier. La « nouvelle philosophie » me paraît surtout avoir constitué une sorte de sas permettant à d’anciens révolutionnaires de se « repentir » à bon compte et, sous couvert de réalisme, de se rallier à un système en place gouverné par l’idéologie des droits de l’homme et celle du marché.

    Comment expliquer leur popularité auprès des médias français ?

    Les médias parlent de ce dont on parle, ce qui signifie qu’ils amplifient tout naturellement les « coups » médiatiques qu’ils ont été les premiers à lancer. Ils ont par ailleurs très vite compris ce qu’il y avait d’utilisable chez les « nouveaux philosophes », disons pour faire bref un nouveau mode de légitimation du désordre institué. Il est notoire, enfin, que les compétences philosophiques de la plupart des journalistes tiennent à l’aise sur un confetti.

    Dans votre livre, vous semblez ne pas tenir grief à Pierre-André Taguieff. Or La Force du préjugé (4) est un essai théorique dans lequel il vous accusait « de racisme masqué ». Cet auteur, relayé par d’autres et qui se sont appuyés sur ses écrits, a contribué, pour une grande part, à votre diabolisation en France. Pourquoi cette mansuétude ?

    Je n’ai pas du tout le sentiment que Pierre-André Taguieff ait joué un rôle majeur dans ce que vous appelez ma « diabolisation ». C’est bien plutôt lui qui a été diabolisé pour avoir tenté d’analyser le phénomène de la « Nouvelle Droite » autrement qu’à coups d’anathèmes et de slogans. Vous citez La force du préjugé, qui est un livre paru il y a plus de vingt ans. Depuis lors, Taguieff a publié nombre d’écrits dans lesquels il a adopté à mon égard des attitudes assez variées. Comme il lit ce dont il parle, il a tenu compte de mon évolution. J’ajoute qu’il a évolué lui-même, sans doute plus encore que moi (il ne fait pas de doute que je suis aujourd’hui beaucoup plus à gauche que lui !). Quant au « racisme masqué » d’un auteur, moi en l’occurrence, qui a publié à ce jour trois livres contre le racisme, la formule a plutôt de quoi faire sourire.

    Il n’a jamais fait partie du GRECE5 (5)? On dit même qu’il participait à certains de vos travaux. Réalité ou légende ?

    Légende, évidemment. Mais vous noterez qu’elle contredit votre question précédente : si Pierre-André Taguieff avait voulu « diaboliser » le GRECE, on ne l’aurait pas accusé d’en faire partie, ou du moins de nourrir à son endroit des sympathies suspectes. Taguieff a parfois assisté à des réunions ou des colloques organisés par le GRECE, comme l’ont fait de nombreux journalistes. J’ai souvent eu des discussions avec lui, et ne l’ai jamais regretté. C’est un interlocuteur d’excellent niveau.

    Votre pensée a évolué au fil du temps et des rencontres. Pouvez-nous dire, néanmoins, les idées, les concepts auxquels vous n’avez jamais renoncé pour expliquer le monde, les rapports sociaux, politiques ?

    Je n’ai d’abord jamais renoncé aux exigences de la pensée critique. Je n’ai jamais renoncé à militer en faveur d’une Europe autonome, politiquement unifiée, qui soit à la fois un pôle de puissance dans un monde multipolaire et un creuset de culture et de civilisation. Je n’ai jamais renoncé à l’idée que la diversité constitue la plus grande richesse du monde, et que toutes les doctrines universalistes, religieuses ou profanes, qui tentent de réduire cette diversité au nom de l’Unique, sont des doctrines nocives qui doivent être combattues sans merci. Mais je ne vais pas entamer ici un petit credo personnel. Pour en savoir plus, il faut lire Mémoire vive !

    Qu’attendez-vous du gouvernement Ayrault et de la présidence Hollande ?

    Quand les hommes politiques arrivent au pouvoir, c’est en général pour découvrir leur impuissance. Pour des raisons qui excèdent leurs personnes, je ne crois donc pas qu’il y ait beaucoup à attendre de François Hollande ou de Jean-Marc Ayrault. Je crains qu’ils n’aient pas la carrure nécessaire pour faire face à la crise généralisée dont la situation présente est un signe avant-coureur. Pour desserrer l’étau du système de l’argent, il faut beaucoup de volonté et beaucoup de moyens. A mon avis, les deux leur font défaut.

    Merci Alain de Benoist. Je rappelle le titre de votre dernier livre, Mémoire vive, avec François Bousquet, aux Editions de Fallois.

    Alain de Benoist

    Notes :

    1. Jean d’Ormesson, « L’injustice faite à Sarkozy » in Le Figaro Magazine, le 03/05/2012.
    2. Mémoire vive, Entretiens avec François Bousquet
    , Editions de Fallois, 2012.
    3. Ancien rédacteur en chef de RFI et TV5 in Eléments,
    n°143, 2012, pp.6 et 7.
    4. Pierre-André Taguieff, La Force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles
    , Editions Gallimard, 1991. 
    5 Groupement de recherches et d’études pour la civilisation européenne.

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  • Droites radicales ?...

    La Nouvelle Revue d'Histoire est en kiosque (n° 62, septembre - octobre 2012).

    Le dossier central est consacré aux droites radicales en Europe entre 1900 et 1960. On peut y lire, notamment,  des articles d'  Alain de Benoist ("L'Action française avant 1914"), de Jean-Claude Valla ("Ledesma Ramos et José Antonio"), de Jean-Joël Brégeon ("Quand Churchill admirait Mussolini"), d'Olivier Dard ("Les écrivains français et la tentation fasciste), de Charles Vaugeois ("Codreanu et la Garde de Fer"), d'Antoine Baudoin ("L'extrême droite dans la résistance") et de Dominique Venner ("Ernst von Salomon, le soir du réprouvé.

    Hors dossier, on pourra lire, en particulier, des entretiens avec l'historien Reynald Secher ("La riposte de la Vendée"), avec l'arabiste espagnol Serafin Fanjul ("Le mythe d'al-Andalus") et avec l'historien Jean-Louis Voisin ("Alésia, César et Vercingétorix"),  des articles de Anne Bernet ("Rome : quand les légions faisaient les empereurs") et de Pierre de Meuse ("Rousseau sans illusion") et la chronique de Péroncel-Hugoz.

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  • La mémoire et l'histoire...

    Nous reproduisons ci-dessous un éditorial de Robert de Herte (alias Alain de Benoist) paru dans la revue Eléments (été 1998) et consacré à l'opposition entre la mémoire et l'histoire...

     

     

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    La mémoire et l'histoire

    «Naguère aveugle au totalitarisme, la pensée est maintenant aveuglée par lui», écrivait très justement Alain Finkielkraut en 1993 (Le Messager européen, 7). Le débat lancé en France par la parution du Livre noir du communisme est un bon exemple de cet aveuglement. D'autres événements qui, régulièrement, obligent nos contemporains à se confronter à l'histoire récente, illustrent eux aussi la difficulté de se déterminer par rapport au passé. Cette difficulté est encore accentuée aujourd'hui par la confrontation de la démarche historienne et d'une «mémoire» jalouse de ses prérogatives, qui tend désormais à se poser en valeur intrinsèque (il y aurait un «devoir de mémoire»), en morale de substitution, voire en nouvelle religiosité. Or, l'histoire et la mémoire ne sont pas de même nature. A bien des égards, elle sont même radicalement opposées.

    La mémoire a bien entendu sa légitimité propre, dans la mesure où elle vise essentiellement à fonder ou à garantir la survie des individus et des groupes. Mode de rapport affectif et souvent douloureux au passé, elle n'en est pas moins avant tout narcissique. Elle implique un culte du souvenir et une rémanence obsessionnelle du passé. Lorsqu'elle se fonde sur le souvenir des épreuves endurées, elle encourage ceux qui s'en réclament à s'éprouver comme titulaires du maximum de peines et de souffrances, pour la simple raison qu'on éprouve toujours plus douloureusement la souffrance que l'on a ressentie soi-même. (Ma souffrance et celle de mes proches est par définition plus grande que celle des autres, puisque c'est la seule que j'ai pu ressentir). Le risque est alors d'assister à une sorte de concurrence des mémoires, donnant elle-même naissance à une concurrence des victimes.

    La mémoire est en outre intrinsèquement belligène. Nécessairement sélective, puisqu'elle repose sur une «mise en intrigue du passé» (Paul Ricoeur) qui implique nécessairement un tri – et que de ce fait l'oubli est paradoxalement constitutif de sa formation –, elle interdit toute réconciliation, entretenant ainsi la haine et perpétuant les conflits. En abolissant la distance, la contextualisation, c'est-à-dire l'historicisation, elle élimine les nuances et institutionnalise les stéréotypes. Elle tend à représenter l'enchaînement des siècles comme une guerre des mêmes contre les mêmes, essentialisant ainsi les acteurs historiques et sociaux et cultivant l'anachronisme.

    Comme l'ont bien montré Tzvetan Todorov (Les abus de la mémoire, Arléa, 1995) et Henry Rousso (La haine du passé. Entretiens avec Philippe Petit, Textuel, 1998), mémoire et histoire représentent en fait deux formes antagonistes de rapport au passé. Ce rapport au passé, quand il emprunte le canal de la mémoire, n'a que faire de la vérité historique. Il lui suffit de dire : «Souviens toi !» La mémoire pousse par là au repli identitaire sur des souffrances singulières qu'on juge incomparables du seul fait qu'on s'identifie à ceux qui en ont été les victimes, alors que l'historien doit au contraire rompre autant qu'il le peut avec toute forme de subjectivité. La mémoire s'entretient par des commémorations, la recherche historienne par des travaux. La première est par définition à l'abri des doutes et des révisions. La seconde admet au contraire par principe la possibilité d'une remise en cause, dans la mesure où elle vise à établir des faits, fussent-ils oubliés ou choquants au regard de la mémoire, et à les situer dans leur contexte afin d'éviter l'anachronisme. La démarche historienne, pour être regardée comme telle, doit en d'autres termes s'émanciper de l'idéologie et du jugement moral. Là où la mémoire commande l'adhésion, elle exige la distanciation.

    C'est pour toutes ces raisons, comme l'expliquait Paul Ricoeur au colloque «Mémoire et histoire», organisé le 25 et 26 mars derniers par l'Académie universelle des cultures à l'Unesco, que la mémoire ne peut se substituer à l'histoire. «Dans un état de droit et une nation démocratique, c'est le devoir d'histoire et non le devoir de mémoire qui forme le citoyen», écrit de son côté Philippe Joutard («La tyrannie de la mémoire», in L'Histoire, mai 1998, p. 98).

    La mémoire, enfin, devient exorbitante quand elle prétend s'annexer la justice. Celle-ci n'a pas pour but, en effet, d'atténuer la douleur des victimes ou de leur offrir l'équivalent de la souffrance qu'elles ont subie. Elle a pour but de punir les criminels au regard de l'importance objective de leurs crimes, et compte tenu des circonstances dans lesquelles ils les ont commis, non au regard de la douleur qu'ils ont provoquée. Annexée par la mémoire, la justice se ramène inévitablement à la vengeance, alors que c'est précisément pour abolir la vengeance qu'elle a été créée.

    Après la parution du Livre noir, certains ont à nouveau réclamé un «Nuremberg du communisme». Cette idée, avancée pour la première fois par le dissident russe Vladimir Boukovski (Jugement à Moscou, 1995) et généralement reprise à des fins purement polémiques, est pour le moins douteuse. A quoi bon juger ceux que l'histoire a déjà condamnés ? Les anciens pays communistes ont certes tout loisir, s'ils le désirent, de traduire leurs anciens dirigeants devant leurs tribunaux, car la justice d'un pays donné garantit l'ordre interne de ce pays. Il n'en va pas de même d'une justice «internationale», dont il a surabondamment été démontré qu'elle repose sur une conception irénique de la fonction juridique, en l'occurrence sur l'idée qu'il est possible d'affranchir l'acte judiciaire de son contexte particulier et du rapport de forces qui constitue sa toile de fond. Plus profondément, on peut aussi penser que le rôle des tribunaux est de juger des hommes, non des idéologies ou des régimes. «Prétendre juger un régime, disait Hannah Arendt, c'est prétendre juger la nature humaine».

    Le passé doit passer, non pour tomber dans l'oubli, mais pour trouver sa place dans le seul contexte qui lui convienne : l'histoire. Seul un passé historicisé peut en effet informer valablement le présent, alors qu'un passé rendu toujours actuel ne peut qu'être source de polémiques partisanes et d'ambiguïtés.

    Il y a quatre siècles, l'édit de Nantes, dans son article premier, proclamait déjà la nécessité de faire taire la mémoire pour restaurer une paix civile mise à mal par les guerres de religion : «Que la mémoire de toutes choses passées d'une part et d'autre, depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu'à notre avènement à la couronne, et durant les autres troubles précédents et à l'occasion d'iceux, demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenue : et ne sera loisible ni permis à nos procureurs généraux, ni autres personnes quelconques, publiques ni privées, en quelque temps, ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucune cour et juridiction que ce soit». Seule la démarche historienne peut valablement déterminer ce dont on doit se souvenir. Mais on ne peut envisager l'avenir qu'en consentant à oublier une partie du passé.

    Robert de Herte (Elément n°92, juillet 1998)

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  • Rousseau : un moderne antimoderne ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un article d'Alain de Benoist, cueilli sur le site de la revue mensuelle Le spectacle du monde et consacré à Jean-Jacques Rousseau, penseur politique et critique virulent de la philosophie des Lumières. Directeur des revues Krisis et Nouvelle école, Alain de Benoist a récemment publié aux éditions De Fallois un livre d'entretien avec François Bousquet intitulé Mémoire vive.

     

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    Jean-Jacques Rousseau, un moderne antimoderne

    Il y a tout juste un siècle, le 11 juin 1912, Maurice Barrès prononçait à la Chambre des députés un discours dans lequel il dénonçait solennellement la commémoration nationale du bicentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, auteur qu’il avait pourtant chéri et célébré dans sa jeunesse. Le Contrat social, dira-t-il plus tard, est « profondément imbécile », et son auteur un « demi-fou ». Au siècle précédent, Joseph de Maistre, pour ne citer que lui, avait déjà donné le ton en déclarant que Rousseau « ne s’exprime clairement sur rien » et que tous ses écrits sont « méprisables ». Charles Maurras, de même, n’aura de cesse de s’en prendre au « misérable Rousseau ».

    Modèle même du « prince des nuées » aux yeux des contre-révolutionnaires, Rousseau ne trouvera pas non plus grâce aux yeux des libéraux, qui voient en lui l’inspirateur de la part la plus contestable de la Révolution française. Cette assimilation s’appuie sur la popularité du Contrat social auprès des révolutionnaires et sur le transfert solennel au Panthéon des cendres de son auteur, le 15 octobre 1794. Mais elle en dit plus long sur l’influence de la Révolution sur l’interprétation de Rousseau que sur l’influence de Rousseau sur la Révolution.

    Les écrits autobiographiques de Rousseau, les Confessions et les Rêveries, tout comme la Nouvelle Héloïse, feront surgir d’autres critiques. Cette fois-ci, on s’en prendra à la sensibilité « féminine » et à l’«exhibitionnisme maladif » – Jules Lemaître parlait d’« affreuse sensiblerie » – de ces ouvrages, présentés tantôt comme d’inspiration romantique avant la lettre, tantôt comme vantant un « retour à la nature » suspect de « panthéisme ».

    Bref, depuis deux siècles – et même trois, puisque d’innombrables manifestations nous rappellent qu’on célèbre en ce moment le tricentenaire de sa naissance –, Rousseau n’a cessé d’être convoqué au tribunal de l’histoire. Chacun s’accorde à lui reconnaître une place essentielle dans l’histoire des idées, et pourtant ceux qui tonnent contre lui, en le réduisant à des formules toutes faites (le « bon sauvage », l’« homme naturellement bon », etc.), l’ont rarement lu. La preuve en est qu’on l’assimile couramment à la philosophie des Lumières, qu’il récuse expressément.

    Mais reprenons par le début. Jean-Jacques Rousseau est né à Genève le 28 juin 1712. En 1742, il monte à Paris pour présenter un système de notation musicale chiffrée à l’Académie des sciences, qui le refuse. Deux ans plus tard, après avoir été pendant quelques mois secrétaire de l’ambassadeur de France à Venise, il revient à Paris, où il commence à fréquenter les salons. C’est là qu’il rencontre les « philosophes », c’est-à-dire les Encyclopédistes. Mais il se découvre vite en opposition avec eux. Il rompt successivement avec Condillac, avec Jean le Rond d’Alembert, et même avec Diderot, l’éditeur de l’Encyclopédie, qui fut pourtant son ami. Il se montre pareillement critique envers Condorcet, D’Holbach ou Helvétius. Quant à Voltaire, il deviendra bientôt son pire ennemi.

    Lorsqu’en 1749, il participe au concours ouvert par l’académie de Dijon sur le thème « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les moeurs » (il obtiendra le premier prix), c’est pour répondre avec force par la négative. Sa conclusion est que les sciences, les lettres et les arts ont surtout contribué à la « corruption des moeurs » et que leur prétendu « progrès » s’est partout traduit par un abaissement de la morale : « Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. » Prendre une telle position, écrit Frédéric Lefebvre, « c’était déjà se tourner contre la Cour et les salons […], le paraître plutôt que l’être […] ». C’était surtout s’en prendre radicalement à l’idéologie du progrès, qui sous-tend tout le projet des Lumières. Car, dans la querelle des Anciens et des Modernes, Rousseau se situe sans équivoque du côté des premiers.

    Depuis son enfance, d’ailleurs, il admire par-dessus tout la République romaine (« A douze ans, j’étais un Romain ») et c’est à l’Antiquité qu’il se réfère tout au long de son oeuvre pour exalter la citoyenneté, la vertu antique et la patrie. « Sans cesse occupé de Rome et d’Athènes, écrira-t-il dans ses Confessions, vivant, pour ainsi dire, avec leurs grands hommes, né moi-même citoyen d’une République et fils d’un père dont l’amour de la patrie était la plus forte passion, je m’enflammais à son exemple ; je me croyais Grec ou Romain. »

    Les Lumières voyaient dans le développement du commerce un moyen, non seulement d’accroître la richesse, mais aussi de faire disparaître la guerre : la négociation intéressée, profitable à tous, devait se substituer peu à peu à la confrontation armée. Rousseau dénonce au contraire la corruption et les artifices des sociétés vouées au commerce et assure qu’à l’économie de production, qui s’attache au profit et fait de l’argent le moteur de la société, il vaut mieux préférer l’économie de subsistance, qui ne consomme que ce qu’elle produit. C’est pourquoi il fait l’éloge de l’agriculture, persuadé qu’il est en outre que le goût de la terre se confond avec l’apprentissage de la patrie : « Le meilleur mobile d’un gouvernement est l’amour de la patrie, et cet amour se cultive dans les champs. »

    De même, dans le grand débat sur le luxe qui agite tout le XVIIIe siècle, Rousseau s’affiche avec force comme un adversaire de la corruption engendrée par le luxe, au moment même où les « philosophes » en font bruyamment l’apologie. Le luxe « corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise; il vend la patrie à la mollesse et à la vanité ». Sur le plan économique, il prône donc la modération : « Que nul citoyen ne soit assez opulent pour pouvoir en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre […] Ne souffrez ni des gens opulents ni des gueux. Ces deux états, naturellement inséparables, sont également funestes au bien commun » (Du contrat social).

    S’opposant frontalement à la thèse de Bernard Mandeville (la Fable des abeilles, 1714), selon laquelle la recherche égoïste du profit individuel aboutit paradoxalement au bonheur de tous, Rousseau rejette l’idée d’une harmonie sociale spontanée résultant de la libre confrontation des intérêts. « Loin que l’intérêt particulier s’allie au bien général, écrit-il, ils s’excluent l’un l’autre dans l’ordre naturel des choses. » Pour lui, les échanges économiques ne réunissent les hommes qu’en les opposant. Récusant l’idée d’un fondement économique de la société, Rousseau en tient pour un fondement strictement politique et, à l’encontre des physiocrates comme des philosophes des Lumières, affirme fermement la nécessaire subordination de l’économie au politique.

    Mais il est encore un autre domaine où la pensée de Rousseau s’oppose directement à celle des Lumières. C’est la question du « cosmopolitisme ». Mably affirmait que l’« amour de l’humanité » était une « vertu supérieure à l’amour de la patrie ». Turgot, Condorcet, Voltaire, Diderot se considéraient comme avant tout chargés d’«éclairer le genre humain ». Rousseau est d’un avis tout différent. A partir du premier Discours (1755), il condamne l’universalisme avec de plus en plus de netteté. Constatant que « plus le lien social s’étend, plus il se relâche », il n’hésite pas à mettre en accusation « ces prétendus cosmopolites qui, justifiant leur amour pour la patrie par leur amour pour le genre humain, se vantent d’aimer tout le monde pour avoir droit de n’aimer personne ».

    Ici encore, il raisonne en théoricien du politique. Dans le Manuscrit de Genève, première version du Contrat social, il explique longuement pourquoi il ne croit pas à la possibilité d’instaurer une « société générale du genre humain ». Dans son système, la volonté générale n’est générale que pour les membres d’une même société politique ; elle est particulière pour les autres États. On connaît cette célèbre formule, énoncée dans l’Emile : « Il faut opter entre faire un homme ou un citoyen : car on ne peut faire à la fois l’un et l’autre. » Pour Rousseau, « nous ne commençons à devenir hommes qu’après avoir été citoyens » !

    C’est cette conviction que la citoyenneté n’a rien à voir avec l’appartenance au genre humain qui conduit le citoyen de Genève à écrire, au début de l’Emile, ces phrases étonnantes : « Tout patriote est dur aux étrangers ; ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit […] Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. »

    Des considérations analogues se retrouveront plus tard dans ses projets de Constitution pour la Corse et la Pologne. Aux Corses, Rousseau rappelle que « tout peuple a ou doit avoir un caractère national » et que, « s’il en manquait, il faudrait commencer par le lui donner ». Il en déduit que « le droit de cité ne pourra être donné à nul étranger sauf une seule fois en cinquante ans à un seul s’il se présente et qu’il en soit jugé digne, ou le plus digne de ceux qui se présenteront ». Aux Polonais, il explique que l’essentiel est de confirmer « une physionomie nationale qui les distinguera des autres peuples, qui les empêchera de se fondre[…] ». Il ajoute qu’à rebours de l’« exécrable proverbe » selon lequel « la patrie se trouve partout où l’on se trouve bien », il faut proclamer tout à l’inverse: Ubi patria, ibi bene.

    Mais alors, comment faut-il comprendre la thématique du contrat social ? Et les « rêveries » sur l’état de nature ? L’homme « naturellement bon » ? Le point de départ du raisonnement de Rousseau tient tout entier dans ce constat que dans la société moderne l’homme est tout à la fois méchant et malheureux. « Or, comme l’écrit Pierre Manent, il n’est pas naturel à l’homme d’être méchant et malheureux. Cette société est donc contre nature. » Il importe alors savoir comment l’homme moderne a été « dénaturé. » C’est la grande préoccupation de Rousseau.

    La société qu’observe Rousseau témoigne d’une aliénation généralisée, qui lui inspire les premières pages du Contrat social : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux. » La première phrase est la plus souvent citée, mais la plus intéressante est la seconde. Rousseau ne se borne pas, en effet, à dénoncer ceux qui exercent une domination sociale, il affirme d’entrée que ceux-ci sont tout autant « esclaves » que ceux qu’ils asservissent. De façon révélatrice, et bien qu’il soit de toute évidence un adversaire des hiérarchies de l’Ancien Régime, Rousseau ne concentre donc pas ses attaques contre l’absolutisme royal. Observateur perspicace, il réalise (et en cela il est très avance sur son temps), que ce qui gouverne désormais le monde est l’« opinion ». L’opinion est une autorité sans organe, sans lieu d’exercice déterminé, mais dont l’influence se manifeste partout. Or, l’opinion, c’est d’abord l’inégalité, c’est-à-dire une distorsion pathologique des rapports sociaux.

    Mais encore faut-il s’entendre sur cette critique de l’inégalité. Chez Rousseau, la valorisation de l’égalité ne se confond nullement avec l’affirmation d’une égalité en nature de tous les hommes. Elle prend plutôt la forme d’un appel à une sorte de réciprocité entre les individus assez proche du système du don et du contre-don. Loin de préconiser un égalitarisme niveleur, Rousseau souligne la nécessité de récompenser à leur juste valeur les services rendus à la patrie. Il ne veut nullement abolir toute hiérarchie, mais fonder les distinctions sociales sur l’utilité commune.

    En cela, Rousseau manifeste une fois de plus tout ce qui le distingue des Lumières. Alors que ces dernières ne cessent de vanter la société civile par opposition à l’Etat, parce qu’elles estiment que la société civile permet aux individus de réaliser leur liberté en se soustrayant au pouvoir politique et en devenant chacun la source des actions qu’ils jugent les plus conformes à leurs intérêts (l’Etat n’ayant plus rien d’autre à faire que garantir cette liberté), Rousseau se livre au contraire à une critique radicale de cette même société civile, où s’impose le type du « bourgeois », cet homme qui dissocie radicalement son bien propre du bien commun et qui, pour réaliser son bien propre, cherche à tirer le maximum de profit de l’exploitation d’autrui.

    On a constamment accusé Rousseau de prétendre que la société n’est pas l’état naturel de l’homme et qu’il convient d’en revenir à l’état de nature, conçu comme une sorte d’âge d’or ou de paradis perdu. C’est un contresens total. Non seulement Rousseau ne prône aucun retour à l’état de nature, mais il affirme explicitement le contraire. Le passage de l’état de nature à l’état civil est pour lui irréversible.

    Certes, tout comme Hobbes, qu’il critique si radicalement par ailleurs, Rousseau commet incontestablement l’erreur de ne pas croire à la sociabilité naturelle de l’homme. Mais c’est précisément parce qu’il ne conçoit pas les hommes comme naturellement sociaux qu’il s’affirme convaincu qu’une société qui conserverait ce trait de nature serait vouée à l’impuissance et à la division. Dans une telle société, dit-il, nul ne pourrait être ni moral, ni sincère, ni même en sécurité. Rousseau exige donc que les individus soient « dénaturés », c’est-à-dire soustraits à l’individualisme et transformés en citoyens patriotes, vertueux et désintéressés, aimant leur cité plus qu’eux-mêmes et recherchant la vertu plutôt que leur propre intérêt.

    Ce qu’il veut, c’est déterminer les moyens permettant à l’individu de se défaire de son égoïsme pour s’identifier au tout social, sans pour autant renoncer à sa liberté: « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, en s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. » Telle est la raison d’être du Contrat social.

    En fait, ce que Rousseau, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, appelle « état de nature » est un état de simple potentialité où sommeille la perfectibilité humaine. Cette notion de perfectibilité est essentielle, car c’est elle qui assure la médiation entre la nature et la culture. Elle n’a pas de contenu propre, mais permet à toutes les autres facultés de se manifester le moment venu. Rousseau veut montrer que l’homme se construit lui-même pour une large part et que c’est en cela qu’il se distingue des animaux. Les animaux n’ont pas d’histoire, alors que l’homme se construit historiquement. Le propre de la nature humaine est d’être vouée à la culture et, comme telle, à l’historicité. L’homme, en d’autres termes, est un être qui ne peut jamais se borner à ce qu’il est. Il y a chez lui une capacité de dépassement de soi qu’on ne retrouve dans aucune autre espèce.

    Quant à la « bonté naturelle » de l’homme, ce n’est nullement une qualité morale, mais une simple propension – cet « homme » n’en étant d’ailleurs pas encore tout à fait un, puisqu’il n’a pas encore intériorisé dans sa conscience l’existence des autres. Rousseau le dit très explicitement : l’humanité proprement dite ne commence qu’avec le surgissement simultané de la conscience d’autrui, la distinction entre le bien et le mal et la possibilité d’agir librement.

    Comme l’explique Benjamin Barber, « la première phrase du Contrat social, selon laquelle l’homme, né libre, est partout dans les fers, ne signifie pas que l’homme est libre par nature et que la société l’asservisse. Elle signifie plutôt que la liberté naturelle est une abstraction, tandis que la dépendance est la réalité humaine concrète. Le but de la politique n’est donc pas tant de préserver la liberté naturelle, mais de rendre la dépendance légitime par la citoyenneté et d’établir la liberté politique grâce à la communauté démocratique ».

    N’étant pas en lui-même créateur d’un ordre juste, le contrat social de Rousseau n’a pas grand-chose à voir avec le contrat des contractualistes libéraux. « Le pacte social, peut-on lire dans l’Emile, est d’une nature particulière, et propre à lui seul, en ce que le peuple ne contracte qu’avec lui-même : c’est-à-dire, le peuple en corps comme souverain, avec les particuliers comme sujets. »

    Cette idée d’un « peuple en corps comme souverain » est incontestablement le grand apport de Rousseau. Contrairement à Diderot, pour qui « ôter du peuple son caractère de peuple équivaudrait à le rendre meilleur », Rousseau affirme que le peuple est le seul à avoir le droit de gouverner parce qu’il est le seul véritable sujet politique : « La puissance législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu’à lui. » Le peuple est ainsi posé d’emblée comme source première de la vie collective.

    Alors que les philosophes des Lumières ne rêvent que de transposer en France les institutions anglaises, Rousseau (qui a séjourné à Londres en 1766) se range parmi les contempteurs du système politique britannique. Dans le Contrat social, il s’en prend à la « liberté anglaise » et au système représentatif : « Le peuple anglais pense être libre; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. » C’est pourquoi Rousseau en tient pour le mandat impératif, qui maintient en permanence les élus sous le contrôle de leurs électeurs. Le gouvernement, autrement dit, doit se borner à exécuter les volontés du peuple: une loi qui n’est pas ratifiée par le peuple est nulle. Cette critique de la représentation sera reprise par Carl Schmitt (« le mythe de la représentation supprime le peuple, comme l’individualisme supprime l’individu »). La seule démocratie authentique est la démocratie directe.

    Rousseau affirme donc que c’est en s’identifiant à la communauté politique à laquelle il appartient que le citoyen pourra reconnaître son propre bien dans le bien commun que vise la volonté générale. Bien entendu, « chaque homme peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen ». Mais Rousseau écrit alors: « Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps: ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre. »

    Cette dernière formule lui été a beaucoup reprochée. Rousseau ne veut pourtant pas dire que la liberté individuelle doit être supprimée, mais qu’il faut lutter contre les passions personnelles qui écartent de l’intérêt commun et cultiver une vertu qui favorise le lien social. L’expression « forcer à être libre » n’évoque pas une coercition de type totalitaire, mais s’inscrit dans une réflexion sur les conditions de la liberté et celles de l’intériorisation des obligations. Rendre libre, c’est forcer l’individu récalcitrant à s’acquitter de sa part des charges publiques en parvenant à la maîtrise de soi, car l’autonomie authentique suppose de se soumettre à des normes communautaires partagées, c’est-à-dire de respecter les règles que l’on a soi-même fixées. Rousseau, à l’instar des anciens Grecs, ne conçoit donc l’homme que comme citoyen. Le bon citoyen est celui qui participe aux affaires publiques en tant qu’il est membre du peuple, détenteur du pouvoir exécutif. Le mauvais citoyen est celui qui veut faire prédominer son intérêt particulier au détriment du bien commun et qui utilise les autres comme un moyen de parvenir à cette fin. C’est pourquoi Jean-Jacques condamne les factions, les partis et les « groupes d’intérêts » particuliers, car leur existence fait perdre de vue le bien commun et dissout la volonté générale.

    Sa conception de la vie sociale est en outre marquée d’un certain organicisme. Dans son « Discours sur l’économie politique », rédigé en 1755 pour l’Encyclopédie, il affirme ainsi que « le corps politique peut être considéré comme un corps organisé, vivant et semblable à celui d’un homme ». Cependant, il réalise aussi qu’à la différence du corps humain, l’unité du corps politique reste toujours précaire, car les intérêts particuliers menacent constamment de prévaloir sur le bien commun. L’harmonie sociale ne peut donc résulter que de la mise en oeuvre d’une volonté politique. C’est la tâche qui revient au législateur, que Rousseau imagine à l’exemple de Lycurgue, de Solon ou de Numa. Le législateur ne doit pas être vu comme un démiurge, mais comme chargé d’exprimer la nature sociale des hommes en les transformant en « vertueux patriotes ». Pour édifier une « âme nationale », il faut une éducation publique qui apprenne au citoyen ce qu’est son pays, son histoire et ses lois et qui les lui fasse aimer au point qu’il se tienne toujours prêt à défendre sa terre, son peuple et sa patrie. En 1778, Jean-Jacques Rousseau accepte l’invitation du marquis de Girardin à séjourner au parc d’Ermenonville. Il y arrive le 20 mai, mais décède le 20 juillet. Ses restes ne seront transférés à Paris qu’en 1794, pour y être inhumés au Panthéon… face à ceux de Voltaire!

    Comme Leo Strauss l’a bien remarqué, Rousseau inaugure la deuxième vague de la modernité (Machiavel correspondant à la première et Nietzsche à la troisième). Prosateur incomparable, théoricien du primat du politique, adversaire résolu des Lumières auxquelles on s’obstine encore à l’assimiler au seul motif qu’il professait lui aussi un idéal d’émancipation individuelle et collective, il ne fut pas seulement un précurseur du romantisme, voire de l’écologisme, mais l’un des vrais fondateurs de la psychologie moderne et de la sociologie critique. C’est en cela qu’il défie toutes les étiquettes. Alors, Rousseau révolutionnaire conservateur ? Il serait temps de rouvrir le dossier.

    Alain de Benoist (Le spectacle du monde, juin 2012)

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  • Alain de Benoist répond aux "Fils de France"...

    Nous reproduisons ci-dessous les réponses données par Alain de Benoist aux questions de l'association "Fils de France". Cette association regroupe des Français de confession musulmane qui se réclame d'un islam français, « lequel est parfaitement à même de respecter les ancestrales valeurs françaises tout en prônant, non pas une “intégration”, concept aux contours flous, mais une “acculturation” à ce substrat national, façonné par deux mille ans d’histoire, quarante rois, deux empires et cinq républiques.»

    La charte de cette association est consultable ici.

     

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    À en croire la lecture de vos mémoires, vous êtes en meilleure compagnie avec Homère plutôt qu’avec celle de saint Thomas d’Aquin. Qu’en est-il de celle de Mohammed ?

    Disons que je n’ai pas fréquenté le troisième aussi assidûment que les deux premiers ! Mais on ne peut comparer que ce qui est comparable. Mohammed a été le fondateur d’une religion, ce qui n’a pas été le cas d’Homère ni de Thomas d’Aquin. Homère est l’auteur d’une œuvre poétique et littéraire immense, qui est à coup sûr l’un des fondements spirituels majeurs de la culture européenne dans ce qu’elle a de plus authentique. Rien à voir, là non plus, avec Mohammed, dont le Coran (29,48) nous dit qu’il était « illettré » (ummî) avant la révélation qu’il dit avoir connue.


    De même, vous émettez des réserves philosophiques quant à la religion catholique en tant qu’objet social public et donc, par là même, légitimement susceptible d’être sujet à la critique. Vos éventuelles réserves vis-à-vis de l’islam sont-elles de même nature ?

    Philosophiquement parlant, je n’appartiens pas à la tradition monothéiste. Dans de nombreux écrits, j’ai expliqué la nature de ce que vous appelez mes “réserves” à son endroit. Elles valent nécessairement pour toutes les religions qui se réclament d’un Dieu unique. Cela ne m’empêche pas d’être bien conscient, en même temps, des différences ou des spécificités qui existent entre elles. Ma critique, encore une fois, n’est pas dogmatique. C’est une critique intellectuelle et philosophique, que je fais en conscience, et qui représente l’aboutissement d’un itinéraire de pensée sur lequel je me suis également expliqué.

    Certains catholiques de tradition estiment que l’islam s’est bâti contre le catholicisme. Ne serait-ce pas plutôt le cas du messianisme des protestants américains, ayant donné naissance aux USA, seule nation au monde à ne pas entretenir de relations diplomatiques avec le Vatican ?

    L’islam en tant que religion ne s’est évidemment pas bâti contre le catholicisme (ni d’ailleurs contre le christianisme, les deux termes étant alors synonymes). Il prétend seulement parachever la révélation monothéiste. Le cas du protestantisme est tout à fait différent. Il représente une scission au sein du christianisme occidental, né d’une « protestation » contre Rome. C’est en quelque sorte une hérésie qui a réussi.

    Toujours à propos de certains catholiques de tradition, que vous inspire ceux qui estiment que ce qui se passe à Jérusalem « ne les regarde pas », comme si de tous les chrétiens persécutés dans le monde, ceux de Palestine étaient les seuls à ne pas mériter leur commisération ?

    Ceux qui pensent que ce qui se passe à Jérusalem « ne les regarde pas » sont tout simplement des imbéciles, qu’on pourrait comparer aux plus obtus des know-nothing américains. Dans un monde globalisé, où tout retentit sur tout, il est évident que nous sommes tous concernés par ce qui passe en Palestine, et que nous le sommes d’autant plus que c’est aujourd’hui l’une des régions du monde où l’actualité est la plus fondamentalement décisive : l’avenir du monde dépend pour une large part de ce qui va se passer dans les années et les décennies qui viennent au Proche-Orient.

    Dans le cas des “catholiques de tradition”, leur attitude est d’autant plus surprenante qu’ils devraient être encore plus sensibles que les autres à ce qui se passe sur la terre où Jésus a vécu et a été crucifié. Ce sont par ailleurs des milieux qui prétendent défendre les « chrétiens menacés » partout dans le monde, mais que l’on n’entend guère lorsqu’il s’agit du sort des chrétiens de Palestine. Ignorent-ils qu’il y a des chrétiens arabes en Palestine ? Je crois plutôt qu’ils ne l’ignorent nullement, et qu’ils savent très bien que ces chrétiens-là sont parfaitement solidaires de la résistance palestinienne à l’occupation israélienne.

    Mais c’est là que le bât blesse. Leur sympathie de principe pour Israël, avouée ou inavouée, mais toujours paradoxale (quand on se souvient des prétentions historiques de l’Église à incarner le verus Israel), les rend indifférents aux souffrances des chrétiens de Palestine. Cela donne, si j’ose dire, la mesure de leur bonne foi.

    Dans vos mémoires, vous dénoncez ces gens, de gauche comme de droite, qui estiment qu’il y a des hommes en trop sur Terre. Les Français musulmans seraient-ils des Français de trop en France ?

    Il n’y a pas pour moi d’« hommes en trop sur la Terre ». Il n’y en aurait que si la croissance démographique excédait les ressources de la planète ! Mais ce n’est pas dans ce sens que le politologue Claude Lefort employait cette expression. Il faisait seulement allusion à cette idée, effectivement répandue à gauche comme à droite, selon laquelle tous les problèmes auxquels nous sommes confrontés résultent purement et simplement de l’existence de certaines catégories d’êtres humains. Il suffirait d’éliminer ces « hommes en trop » pour que la vie redevienne simple. C’est le phénomène classique du bouc émissaire.

    Pour moi, il n’y a pas de boucs émissaires. Les Français musulmans ne sont pas des « Français de trop en France », pour la simple raison qu’à mon sens, même si beaucoup affirment bruyamment le contraire, on peut très bien être musulman et français. On peut en revanche très bien considérer qu’il y a « trop d’immigrés » en France, en ce sens que l’immigration massive à laquelle nous avons assisté depuis trente ans excède désormais largement nos possibilités d’accueil, et qu’il en résulte toute une série de pathologies sociales dont les premières victimes sont les classes populaires.

    Quand l’immigration dépasse un certain seuil, elle devient inévitablement une colonisation, au sens premier du terme. J’ai toujours condamné le colonialisme, ce n’est pas pour accepter aujourd’hui une colonisation en sens inverse. Je ne condamne pas cette immigration trop massive par chauvinisme ou par xénophobie, mais parce que j’y vois un déracinement forcé dont le seul bénéficiaire est le patronat. L’immigration, c’est l’armée de réserve du capital.

    À en croire Emmanuel Todd, l’actuel système politico-médiatique, fondé sur une économie de marché devenue société de marché, a eu la peau de deux autres contre-systèmes fondés sur la transcendance, l’Église catholique et le Parti communiste. Et le seul qui résiste encore, c’est l’archaïsme musulman, le vocable d’archaïsme étant à prendre en son sens noble. D’où l’actuelle islamophobie de nos “élites”. Votre avis ?

    L’islamophobie qui submerge aujourd’hui l’Europe occidentale a des causes diverses. Elle résulte principalement d’une confusion, plus ou moins entretenue par certains, entre l’immigration, la religion musulmane, le monde musulman, l’islamisme, le “terrorisme islamique”, etc., alors que ce sont là des problèmes différents. Les réactions hostiles à l’immigration ont évidemment servi de détonateur, puisque la majorité des immigrés sont musulmans. Il n’en est pas moins évident qu’on peut être musulman sans être immigré, ou immigré sans être musulman.

    Si l’immigration se composait uniquement de bons catholiques originaires de l’Afrique subsaharienne, les problèmes seraient en outre exactement les mêmes. Quoi qu’il en soit, des représentations plus ou moins fantasmées de l’islam se sont dans ce contexte répandues un peu partout, souvent sous l’influence “d’islamologues” autoproclamés ou d’adeptes de la très américano-centrée théorie du Choc des civilisations. La façon dont, en France, la critique de l’immigration s’est progressivement muée en critique de « l’islamisation » est à cet égard significative. Dans les franges les plus convulsives de l’opinion, « l’islamisation » désigne tout simplement le fait que les musulmans puissent normalement pratiquer leur religion dans notre pays, alors que personne n’interprète comme « judaïsation » le fait que les juifs puissent pratiquer la leur.

    Cette islamophobie, qui ne touche malheureusement pas que les “élites”, traverse les différentes familles politiques, ce qui va me permettre de répondre plus précisément à votre question. L’une des critiques les plus constamment adressées à l’islam est en effet son “archaïsme” (ses pratiques “d’un autre âge”, ses valeurs “dépassées”, le rôle qu’il attribue au respect, à l’honneur, au chef de famille, au sacré, sa propension à l’endogamie, etc.). Ces critiques sont tout à fait naturelles de la part des adeptes de la théorie du progrès et des défenseurs d’une “modernité” qui a fait de la consommation et du marché, c’est-à-dire du matérialisme pratique, l’alpha et l’oméga de la vie sociale.

    Ce sont d’ailleurs exactement les mêmes critiques qu’ils adressaient autrefois aux communautés enracinées de “l’Ancien Régime”, aux valeurs prémodernes fondées sur l’éthique de l’honneur. Ce qui est plus surprenant, c’est de voir une certaine “droite de tradition” se rallier aujourd’hui bruyamment à cette critique dont son propre héritage a été la victime dans le passé. Ceux qui combattaient la laïcité à l’époque des lois sur la séparation de l’Église et de l’État se joignent au chœur des défenseurs du laïcisme “républicain”.

    Ceux qui exaltaient des valeurs traditionnelles déjà dénoncées comme “archaïques” (c’est-à-dire comme tenant leur autorité de l’ancienneté de la tradition) à l’époque des Lumières, se transforment en champions d’une modernité qui se félicite de s’être édifiée sur les ruines des sociétés traditionnelles et la liquidation méthodique des valeurs du passé. Spectacle sidérant. Ajoutons, sans entrer dans le détail (le sujet est immense), qu’il y aurait aussi beaucoup à dire sur la façon dont le “virilisme” des sociétés musulmanes heurte de plein fouet une société occidentale de plus en plus dominée par les valeurs féminines…

    Dans le même ordre d’idées, dès que l’islam est évoqué en France, c’est encore en termes de marché : viande hallal, lignes de vêtements islamiques pour femmes, voire horaires de piscine réservés à tels ou telles : comme si l’islam était devenu un marché comme les autres. Votre avis ?

    Je ne vois rien de choquant à ce que les musulmans souhaitent manger halal, exactement comme les juifs veulent manger kasher. Bien entendu, je trouve également normal que ceux qui ne veulent manger ni halal ni kasher aient la liberté de le faire. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, non parce que les musulmans veulent « islamiser » la France, mais parce que de bons Français propriétaires d’abattoirs trouvent plus économique de supprimer l’étourdissement des animaux en alléguant une demande de viande halal qui excède largement la réalité. Le haut niveau d’exigence des lois sur la cacherout a aussi pour résultat que les parties du corps des animaux tués selon le rite juif qui sont jugées impropres à la consommation pour des raisons religieuses, sont recyclées dans le circuit “classique”.

    D’une façon plus générale, je ne suis pas hostile à ce que les différentes communautés aient la capacité légale de pratiquer des rites ou des coutumes qui leur sont propres aussi longtemps que cette pratique ne porte pas atteinte à l’ordre public (c’est le cas par exemple de la circoncision, qui ne contrevient pas à l’ordre public, bien qu’en toute rigueur elle contredise les dispositions légales interdisant les mutilations corporelles sur autrui).

    Lorsque l’ordre public est en jeu, c’est la loi commune qui doit s’appliquer – ce qui implique évidemment que celle-ci soit acceptée et reconnue par tous. C’est ainsi que j’ai pris position contre l’interdiction du voile islamique pour les élèves des établissements scolaires, car j’estime que le port du voile ne porte pas atteinte à l’ordre public. Il n’en va pas de même de la burqah.

    Être pleinement français tout en vivant sa religion musulmane, cela apparaît impossible à nombre de gens de droite, mais aussi de gauche, qui sont les premiers à défendre le défunt empire colonial français qui, paradoxe, a fait alors de la France la première puissance musulmane au monde. Schizophrénie ?

    La France tolérait très bien l’islam lorsqu’il était pratiqué dans des pays qu’elle avait conquis, et dont les habitants étaient privés de tout droits politiques. Dans certains cas, elle voyait même dans la religion musulmane un facteur de “modération”. N’oubliez pas néanmoins les activités des congrégations missionnaires.

    À droite, l’idéal a longtemps été la « conversion des indigènes ». À gauche, la colonisation était exaltée comme un moyen pour les « races supérieures » d’aider des peuples « primitifs » à combler leur « retard » dans la marche en avant vers le « progrès ». C’est encore aujourd’hui le schéma de base de l’idéologie du « développement ».

    Dans tous les cas, ce qui était ou continue d’être nié, c’est l’altérité des cultures et la capacité d’autonomie des peuples. Si schizophrénie il y a, elle est dans l’esprit de ceux qui nous disent qu’il faut aimer les autres au motif qu’ils sont en fait les mêmes, c’est-à-dire que leur altérité n’est que contingente, transitoire, illusoire ou secondaire.

    D’ailleurs, si l’Algérie était demeurée française, ce n’est pas six, mais quarante millions de citoyens français de confession musulmane qui camperaient sur le territoire…

    On l’oublie en effet trop souvent. Mais on ne parlait guère de l’islam à l’époque de la guerre d’Algérie, ce qui est un paradoxe parmi d’autres.

    Lors des premières polémiques sur le voile, Bernard-Henri Lévy avait dit que tout cela deviendrait « soluble dans les jeans »… Chez les fils et filles de France, nous préférerions que cela le soit dans les terroirs, les vieilles pierres, les fromages et les chansons de Georges Brassens. Peut-être nous trouvez-vous trop optimistes ?

    Un peu trop, en effet. Pour l’excellente raison, déjà, que les Français dits “de souche” ne sont pas les derniers, aujourd’hui, à ne pas ou à ne plus se reconnaître dans ce qui a fait leur identité. On peut difficilement reprocher aux plus récents arrivés de ne pas être plus patriotes que des autochtones qui devraient l’être tout naturellement.

    Mais ce problème doit évidemment être replacé dans une perspective plus vaste. Quel sens peut avoir aujourd’hui la notion même “d’identité” ? Comment doit-elle être posée ? De quelles façons peut-elle être reconnue ? Pourquoi n’avons-nous plus la capacité de transmettre ? Ce sont quelques unes des questions auxquelles j’ai essayé de répondre dans mon livre intitulé Nous et les autres.

    Quant on parle des racines chrétiennes de la France, ne commet-on pas une erreur sémantique ? Car pour filer la métaphore horticole, les racines de la France sont historiquement païennes, le tronc chrétien et les branches juives et musulmanes…

    Tout à fait d’accord.

    De fait, le vocable de « judéo-chrétien » ne vous semble-t-il pas être un peu utilisé à tort et à travers ? Et n’est-il pas finalement une sorte d’oxymore, sachant qu’il y a bien plus de points communs entre chrétienté et islam qu’entre chrétienté et judaïsme ?

    Jésus, dans l’islam, est honoré comme un prophète de vérité. Dans le judaïsme orthodoxe, il est dénoncé comme un imposteur. Les passages qui le concernent dans le Talmud, que l’on a regroupés sous le nom de Toledot Yeshu, sont à cet égard tout à fait parlants.

    Durant les premiers siècles, les partisans de Jésus (nosrim, Nazoréens) étaient même les principaux destinataires d’une malédiction rituelle, la birkat ha-minim, qui était récitée régulièrement dans les synagogues et qui s’est perpétuée durant des siècles. Les chrétiens, bizarrement, ne semblent guère sensibles à ce contraste.

    Quant au vocable « judéo-chrétien », dont on fait en effet un usage très excessif aujourd’hui, son emploi ne se justifie que dans deux contextes bien précis. Un contexte théologique, lorsqu’il s’agit de qualifier des thématiques communes au christianisme et au judaïsme – qui sont aussi, bien souvent, des thématiques communes à l’islam. Et un contexte historique, qui renvoie au tout début du christianisme : les judéo-chrétiens sont ces disciples du Jésus d’origine pétrinienne ou jacobienne, dont j’ai déjà parlé, qui se refusent à suivre Paul lorsque celui-ci prétend que l’ancienne Loi est devenue caduque et que la religion nouvelle doit s’ouvrir à tous les hommes.

    Deux traditions sont importantes pour apprécier les développements du judéo-christianisme avant comme après 135. La première est la tradition relative à la mort de Jacques le Juste, lapidé à Jérusalem par des opposants à la branche chrétienne du judaïsme, dans les années 62-64. La seconde est la tradition relative à la migration à Pella de la communauté chrétienne de Jérusalem lors de la première révolte juive, dans les années 66-68.

    Dans une récente livraison de votre revue, Éléments, vous avez longuement interrogé un médiéviste italien, catholique de tradition qui, sur de longues pages, explique comment Orient et Occident, tout en se confrontant, se sont enrichis l’un l’autre. Sans tomber dans la nostalgie du passé, de telles alliances seraient-elles susceptible de renaître un jour, surtout lorsque l’on sait, à vous lire, que nous arrivons, non point à la fin du monde, mais à la fin d’un monde ?

    Mon ami Franco Cardini, médiéviste généralement considéré comme l’un des principaux historiens italiens contemporains, présente la particularité d’être à la fois un catholique de tradition et d’avoir constamment critiqué l’hostilité systématique à l’islam entretenue dans son milieu d’origine. Cardini, dans ses ouvrages, a multiplié les mises au point, rappelant notamment que les relations entre l’islam et la chrétienté ont été loin, dans l’histoire, de se ramener à une suite d’affrontements sans merci. Il a ainsi pris position contre les tenants d’une conception manichéenne de l’histoire, qui se font l’idée d’un « islam éternel », qui serait toujours et partout le même, et d’une « chrétienté » pareillement imaginaire, une idée sans rapport avec la réalité.

    Dernière question. Que vous inspire la Charte des Fils de France ?

    Beaucoup de sympathie, bien entendu. L’association Fils de France cherche à développer l’amour de la France chez nos concitoyens musulmans sans leur demander de renier leurs croyances, ni faire payer leur nécessaire adhésion à la « maison » commune de l’oubli de leurs racines particulières. C’est un vaste programme, aurait dit le Général ! Il ne sera pas facile à réaliser. Qui ne voit aujourd’hui les obstacles de toutes sortes qui peuvent empêcher d’y parvenir ? Camel Bechikh, le président de l’Association, ne manque pas en tout cas de courage, puisqu’il n’hésite pas à prôner l’arrêt des « vagues migratoires », tout en affirmant que « connaître la France, c’est l’aimer ». Je vois déjà les critiques dont il ne manquera pas d’être l’objet, tant de la part de certains chrétiens que de la part de certains musulmans. Je lui apporte, quant à moi, mon fraternel salut.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Daoud Ertegun (12 juillet 2012)

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  • Être ou ne pas être (réac) ?...

    Le nouveau numéro d'Eléments est en kiosque. il est aussi disponible sur le site de la revue.  Vous pouvez lire ci-dessous l'éditorial de Robert de Herte, alias Alain de Benoist, consacré à la polémique sur les "nouveaux réacs".

     

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    Être ou ne pas être (réac) ?

    On parlait autrefois de" terrorisme intellectuel ". On a parlé ensuite de" pensée unique ", et aussi de " police de la pensée ". C'est un fait que depuis trente ans, il n'y a plus en France de véritable débat d'idées. Les lobbies, les ligues de vertu, les médias au service de la bienpensance s'efforcent de décourager toute pensée critique. Depuis quelques années, cependant, des fissures semblent se faire jour dans la chape de plomb. Un certain nombre d'esprits libres, dont l'influence ne se limite plus à quelques cercles confidentiels, se rebellent contre la discipline imposée. D'où les anathèmes lancés contre eux par ceux qui veulent avant tout défendre leurs positions acquises et entretenir leurs fonds de commerce. Pour stigmatiser les impertinents et les rebelles, on dit désormais qu'ils sont « réacs ». En clair: qu'ils représentent les" nouveaux réactionnaires ».

    Convoqués à comparaître devant le tribunal médiatique, les" nouveaux réactionnaires » font en permanence l'objet d'un grotesque procès au sein du grand club socialo-libéral-libertaire, le " club des conformistes heureux » (Pierre-André Taguieff). On leur reproche d'avoir le front de ne pas penser comme il faut, de préférer le débat contradictoire au débat entre gens du même avis. Et surtout de mettre en cause, avec plus ou moins d'audace, les grandes idoles de notre temps: la croyance au " progrès », l'idéologie du " genre", 1'" antiracisme » de convenance, l'impératif de " métissage », le culture de masse ou bien encore 1'" art contemporain ". Spécialistes en cordons sanitaires et dénonciations édifiantes, les défenseurs du monothéisme du marché, les nouveaux curés des droits de l'homme qui dispensent leurs sermons moralisateurs, se veulent les défenseurs du Bien contre une hydre toujours renaissante, jamais plus vivante que depuis qu'elle a été vaincue. Ils remplissent ainsi leur rôle de chiens de garde du système en place.

    Notre société célèbre la " transgression", mais passe son temps à traquer les pensées non conformes, faisait observer Élisabeth Lévy, qui ajoutait qu'il est" paradoxal de célébrer la diversité en toute chose, sauf dans le domaine des idées ». Dans les anciens régimes communistes, déjà, les dissidents étaient régulièrement dénoncés comme des" réactionnaires ». Le terme, aujourd'hui, continue d'être employé sans aucune rigueur, comme une formule polémique susceptible de recevoir n'importe quel contenu. Hier encore, par exemple, être réactionnaire, c'était en tenir pour l'élitisme et les vieilles hiérarchies. Aujourd'hui, le réactionnaire est devenu" populiste ». Condamner le foulard islamique serait réactionnaire, mais le défendre le serait tout autant. Il peut aussi y avoir des réactionnaires de gauche: dans ses Réflexions sur la violence, Georges Sorel ne classait-il pas parmi les réactionnaires" les amis de Jaurès, les cléricaux et les démocrates ». L'ennemi peut donc avoir tous les visages. Mais que faut-il entendre par ce terme?

    Dans l'histoire des idées, le courant réactionnaire se confond plus ou moins avec le courant légimiste et contre-révolutionnaire. Les grands auteurs n'y manquent pas, de Joseph de Maistre et Donoso Cortés jusqu'à Nicolas Gomez Davila. Les écrivains y sont tout spécialement bien représentés, depuis Chateaubriand, Villiers de l'Isle-Adam ou Barbey d'Aurevilly, mais aussi Morand et Giono, Montherlant, Jacques Perret, Marcel Aymé et tant d'autres. Les grands réactionnaires sont des conservateurs restaurationnistes. Ils veulent retourner à un état de choses jugé meilleur, mais qui n'existe plus.

    C'est une première limite. Face aux adeptes de la table rase, le passé est la grande affaire du réactionnaire, qui s'arc-boute sur une mémoire souvent fictive. Les réactionnaires sont des nostalgiques d'un passé réel ou fantasmé. Ils s'y rattachent d'une façon souvent pathétique, ou simplement puérile. Puisque" c'était mieux avant », ils proposent toujours d'en revenir à quelque chose, sans comprendre que l'histoire ne repasse pas les plats. Comme le disait Marx, ils cherchent à " faire tourner à l'envers la roue de l'histoire ". C'est ce qui explique leur inintelligence politique. Un brave réactionnaire, interviewé récemment dans le journal de l'Action française, à la question" Pourquoi selon vous faut-il un roi à la France? », répondait tout simplement: " Parce que c'est joli! », et aussi parce que la France « a été vouée à la Sainte Vierge, nous reliant ainsi au Golgotha ». On voit le niveau. Mais de ce point de vue, ceux qui critiquent les « nouveaux réacs » pourraient tout aussi bien être considérés comme des réactionnaires, puisque qu'ils se refusent à voir le monde comme il est et cherchent par tous les moyens à escamoter ce qui crève les yeux. Le réactionnaire est aussi le contraire du révolutionnaire. Se réfugiant dans le passé par refus du présent, le réactionnaire rechigne aux solutions radicales. Il préfère le pire des" ordres" en place à l'idée même de révolution. Réactionnaire est celui qui croit pouvoir faire face à la crise financière mondiale en prônant un retour au bon vieux" capitalisme rhénan". Réactionnaire encore celui qui, lors de la dernière élection présidentielle, choisissait de voter pour un président sortant qu'il n'avait cessé de critiquer pendant cinq ans au motif qu'il représentait le " moindre mal" - sans réaliser que c'est en fait ainsi qu'il pratiquait la politique du pire. A cela s'ajoutent les préjugés et les intérêts de classe. Dans l'éternel affrontement entre les Versaillais et les Communards, les réactionnaires sont évidemment du côté de Monsieur Thiers et de la bourgeoisie. Le réactionnaire est du côté de l'" union sacrée", du" sursaut national ", de l'" union des patriotes" et autres calembredaines qui, depuis cent cinquante ans au moins, l'ont fait constamment voler de défaite en défaite.

    Comme son nom l'indique, le réactionnaire a certes le mérite de réagir. Il vaut mieux réagir que rester passif et subir en silence -l'avion à réaction, c'est bien connu, va généralement plus vite que les autres. Mais la réaction s'oppose aussi à la réflexion. La droite réactionnaire est réactive, et non pas réflexive. Elle marche à l'indignation à l'enthousiasme, au sentiment. Ce n'est pas toujours une faute, mais cela en devient une dès que l'émotion interdit l'analyse des situations, rendant du même coup aveugle à l'exacte nature du moment historique que l'on vit. De ce point de vue, le mouvement des" indignés" est lui aussi" réactionnaire ". L'indignation, n'est pas une politique.

    Une droite antilibérale et non réactionnaire serait tout naturellement faite pour s'entendre avec une gauche purgée de l'idéologie de progrès. C'est sans doute aussi cette conjonction que veulent interdire ceux qui s'affairent à rafistoler la digue, à remettre une couche sur la chape de plomb. Mais jusqu'à quand?

    Robert de Herte (Éléments n°144, juillet - septembre 20112)

     

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